Hugo Villaspasa, dessin 2008

L'amitié de Giorgio Agamben

L’amitié
de Giorgio Agamben
éd. Rivage poche/Petite bibliothèque, Paris, 2007.


Les thèses d’Aristote sur l’amitié sont bien connues. Exposées dans les livres VIII et IX de l’Ethique à Nicomaque, elles peuvent se ramener aux idées fortes suivantes : il est impossible de vivre sans amis ; il faut distinguer l’amitié utile ou plaisante de l’amitié vertueuse dans laquelle l’ami est aimé comme tel et pour ce qu’il est ; il n’est pas possible d’avoir beaucoup d’amis ; la distance qui sépare les amis menace l’amitié elle-même ; l’ami est un autre soi-même, etc. Il est toutefois un passage de l’œuvre d’Aristote qui, selon le philosophe italien Agamben, n’a pas retenu toute l’attention qu’il mérite. Ce passage (1170 a 28 – 1171 b 35) contient pourtant une ontologie de l’amitié : présentant l’amitié comme une expérience de l’être, il relève de la protè philosophia. Quelles thèses essentielles se trouvent ici posées de manière très dense ?

1. Il y a une sensation de l’être pur, une aisthèsis de l’existence.
2. Cette sensation d’exister est par elle-même douce.
3. Etre et vivre, se sentir exister et se sentir vivre, c’est la même chose. L’expérience de l’être équivaut pour les vivants à une expérience du vivre.
4. Pour nous les hommes, la sensation de l’être est toujours déjà partagée : la sensation d’exister prend pour nous la forme d’un con-sentir l’existence de l’ami. L’amitié n’est pas intersubjectivité mais partage de l’être dans le sentiment con-senti de l’existence. L’amitié est l’instance de ce con-sentir l’existence de l’ami dans le sentiment de sa propre existence.
5. L’ami est un autre soi, un heteros autos : il est une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même. Comme le dit Agamben : « Au point où je perçois mon existence comme douce, ma sensation est traversée par un con-sentir qui la disloque et la déporte vers l’ami, vers l’autre même. L’amitié est cette désubjectivation au cœur même de la sensation la plus intime de soi. »

En résumé, en termes modernes, on peut considérer le terme « ami » comme un existentiel et non un catégoriel, un terme qui signifie tout simplement l’être. Comme tel, on comprend pourquoi il est si difficile voire impossible de conceptualiser l’amitié. Agamben se fait d’ailleurs l’écho de ces difficultés en évoquant les différentes tentatives qui ont traversé l’histoire de la philosophie. Car si les traités de l’amitié sont nombreux (que l’on songe aux tentatives de Platon, d’Aristote bien sûr, mais aussi de Cicéron, de Montaigne…), il n’est pas certain que l’un ou l’autre de ces philosophes soit parvenu à une définition acceptable. C’est qu’en plus d’être une sensation singulière de l’exister, l’amitié subit en quelque sorte une trop grande proximité avec la philosophie elle-même. En effet, « l’amitié est si étroitement liée à la définition de la philosophie que l’on peut dire que sans elle la philosophie ne serait pas possible. » Autrement dit, parlant de l’amitié, il en va aussi et toujours de la philosophie elle-même. Mais on comprend alors pourquoi il n’est pas si aisé de s’en faire une conception juste et pour quelles raisons les philosophes expriment leur embarras. Plus encore de nos jours. En effet, les philosophes grecs avaient reconnu comme évidente cette quasi-consubstantialité de l’ami et du philosophe. Aujourd’hui, cette relation est frappée de discrédit et place les philosophes dans une situation inconfortable. Devenue un partenaire incommode et clandestin de leur pensée, l’amitié tout en demeurant digne d’intérêt se trouve mise à distance. En soutenant à la fois la nécessité de l’amitié et une certaine méfiance envers les amis, en affirmant l’amitié tout en la remettant en question, des philosophies comme celles de Nietzsche ou de Derrida (Politiques de l’amitié) témoignent de cette tendance. Le leitmotiv du livre de Derrida est ici révélateur de ce malaise des philosophes à l’égard de cet existentiel non conceptualisable de l’amitié. Pourquoi à la suite de Montaigne et de Nietzsche, Derrida maintient-il la formule aristotélicienne « mes amis, il n’y a pas d’amis », paroles rapportées par Diogène Laërce dans ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, plutôt que la version corrigée en 1616 par Casaubon « celui qui a beaucoup d’amis, il n’a pas d’amis » ? Pourquoi sinon pour maintenir la dimension énigmatique et insaisissable de l’expérience de l’amitié ?





Cette énigme de l’amitié, Agamben la retrouve parfaitement exposée de manière allégorique et non verbale dans le tableau de Giovanni Serodine, Pierre et Paul sur la voie du martyre. Entourés par la foule et leurs bourreaux, avant que n’arrive le supplice, les deux apôtres se regardent en silence, presque front contre front, les mains serrées, sans se voir, sans se reconnaître. Que peut bien signifier cette proximité excessive sinon l’impossibilité de percer l’énigme de l’amitié. D’où cette réflexion : « Qu’est-ce en effet que l’amitié, sinon une proximité telle qu’on ne peut s’en faire une représentation, ni un concept ? Reconnaître quelqu’un comme ami signifie ne pas pouvoir le reconnaître comme « quelque chose ». On ne peut pas dire « ami » comme on dit « blanc », italien », « chaud » - l’amitié n’est pas la propriété ou la qualité d’un sujet. » Non, elle est le mystère de l’être partagé et con-senti. Ce que dévoile ce tableau de Serodine, c’est cette expérience partagée de l’exister, la puissance, l’intensité silencieuse du syn, du cum « qui partage, dissémine et rend partageable, mieux, toujours déjà partagée, la sensation même, la douceur même d’exister. »

L’amitié ne serait-elle pas alors l’expérience politique originaire ? Sur la base même de l’expérience ontologique se montre effectivement la signification politique de l’amitié. Une synesthésie originaire, une partition sans objet, un con-sentement original : telle est selon Agamben la politique elle-même. « L’amitié est le partage qui précède tout autre partage, parce que ce qu’elle départage est le fait même d’exister, la vie même. » Comme Aristote le signale lui-même dans le texte examiné, la communauté humaine qu’elle rend possible se distingue de la communauté animale par un vivre-ensemble qui n’est pas la participation à une substance commune (le partage pour le bétail d’un même pâturage) mais un partage purement existentiel d’actions et de pensées, pour ainsi dire sans objet, un consentement au pur fait d’exister.

Resterait, ce qui ne fait pas l’objet de ce très court texte de Giorgio Agamben, à se demander comment nos démocraties modernes dans leur récente évolution ont pu transformer cette synesthésie politique originaire de l’amitié en ce consensus bien connu qui les caractérise désormais.